Sylvain Forge : l'interview d'un expert.

Sylvain Forge, auteur primé et expert en cybersécurité, mêle fiction haletante et réalité numérique. À travers ses thrillers, il décrypte les dérives technologiques qui menacent nos libertés individuelles.

L’écriture comme sensibilisation à la cybersécurité

Vous venez de la cybersécurité : est-ce que l’écriture de thrillers est votre manière à vous de faire de la prévention déguisée ?

Sylvain Forge raconte comment son écriture s’est progressivement ancrée dans les enjeux numériques, tout en conservant une dimension profondément humaine.

Mes premiers romans étaient assez « classiques » et n’évoquaient pas du tout le numérique. Ils faisaient plutôt la part belle au suspense (La trace du silure ou Un parfum de soufre) ou au contexte historique — comme l’Occupation dans le Vichy de 1943 avec Le vallon des Parques, le destin des Harkis après la guerre d’Algérie, dans Sous la ville.
C’est progressivement que j’ai commencé à choisir des intrigues où la cybersécurité occupait de plus en plus de place, mais toujours en tant que prétexte pour explorer ce qui nous rend fondamentalement humains. C’est quoi la conscience ? En quoi les robots nous parlent-ils de qui nous sommes ? Mon défi, c’est de trouver cet équilibre délicat entre vraisemblance technologique et profondeur psychologique. La technologie n’est jamais qu’un décor, même sophistiqué ; ce qui m’intéresse, ce sont les failles, les obsessions, les peurs de mes personnages face à ces nouveaux enjeux.
Cela dit, je dois bien reconnaître qu’il y a eu une forme de convergence naturelle. Si en journée je fais de la sensibilisation en entreprise sur les bonnes pratiques d’hygiène informatique, j’ai éprouvé l’envie d’étendre cette approche au grand public. Et pas seulement dans mes livres, mais aussi lors de rencontres dans des médiathèques ou avec des lycéens.
Je n’écris pas des manuels d’informatique déguisés en roman mais de vrais récits où simplement, la technologie est rendue accessible et, je l’espère, palpitante. Et si elle peut éveiller les consciences sur certains risques numériques, alors c’est un bonus, mais ce n’était pas l’intention première. Mon éditeur me demande d’écrire des romans pour distraire, en premier lieu. Mais comme le dit Fayard, on peut être « populaire et exigeant ».

🔗Retrouvez ses romans sur son blog officiel !

Écrivains vs IA : une guerre de récits

Dans un monde où l’IA écrit déjà des scénarios, pensez-vous que les écrivains auront toujours un rôle à jouer dans la fiction ?

Forge évoque une possible bascule, où l’IA concurrencerait bientôt les auteurs humains, tout en affirmant la valeur irremplaçable de l’expérience vécue.

C’est une question redoutable et j’aimerais vous dire que l’esprit humain fera systématiquement la différence avec la machine, mais peut-on en être si sûr ? J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’à mon avis, d’ici 5 ans maximum, des LLM seront capables de produire certains récits qui feront jeu égal avec les auteurs.
Pourquoi ? Pour une raison simple. Les romans « grand public » reposent sur des mécanismes narratifs relativement uniformes, et les réseaux de neurones des IA ont ingéré des centaines de millions d’exemples de ces mêmes récits. Elles savent désormais quand placer un coup de théâtre, comment orchestrer le suspense ou susciter l’émotion, même sans les éprouver elles-mêmes. Hervé le Tellier, prix Goncourt, s’est d’ailleurs confronté à une IA dans un exercice d’écriture en compétition directe : les résultats ont été troublants, la machine rivalisant pratiquement avec lui.
Une IA sera bientôt en mesure de produire un roman « mainstream » parfaitement calibré et même de décrocher quelques prix. Pas un Nobel, pas un Goncourt (pas immédiatement) mais un prix « de l’émotion », du « suspense », ou même du « roman feel-good de l’année ». Ce sera un texte propre et peaufiné par des modèles entraînés sur cette phénoménale quantité d’exemples littéraires de genre. Il accomplira exactement ce qu’il faut, au moment opportun. Il saura quand caresser le lecteur, quand le bousculer…
Ce jour-là, certains dénonceront la supercherie, mais beaucoup liront sans le savoir. Ou sans chercher à savoir. Et beaucoup adoreront, parce que pour une intelligence artificielle, nous autres humains sommes d’une prévisibilité désarmante.
Tout comme il est facile de nous piéger avec des cyber-attaques de type phishing ou spear-phishing, il sera aisé de nous donner à lire ce que nous aimons, comme l’algorithme de recommandation de Netflix nous propose déjà les séries ou des films que nous préférons.
Comme le disait l’Obs : « Si l’IA peut produire, en quelques minutes, des romans meilleurs que les meilleurs d’une rentrée littéraire, à quoi bon mobiliser des écrivains pendant un an et plus, sans parler même de leur rémunération ? (...) Peut-être la profession d’écrivain va-t-elle devenir une activité de niche, leur corporation remplacée rapidement par un régiment d’ingénieurs à prompts dont les meilleurs obtiendront le prix Nobel… »
Mais voilà où je place ma résistance : dans l’authenticité de l’expérience humaine. Une IA peut reproduire les mécanismes du suspense, mais peut-elle vraiment saisir cette angoisse particulière que ressent un responsable informatique à 3 h du matin face à une cyberattaque ? Peut-elle comprendre la culpabilité d’un développeur qui réalise qu’une faille dans son code a permis une surveillance de masse ?
En tant qu’écrivain venant de la cybersécurité, je puise dans mes propres faiblesses, mes questionnements éthiques, mes nuits blanches. Cette expérience, cette psychologie, c’est peut-être là que nous gardons encore un avantage. Mais pour combien de temps ? Je l’ignore. Mais tant que nous vivons, écrivons !

🔗Sylvain Forge échange aussi avec sa communauté sur Facebook.

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Vie privée et objets connectés : l’intime sous surveillance



vous mettez souvent en scène des objets connectés devenus dangereux. Qu’est-ce que vous ne connectez jamais chez vous ?

Sylvain Forge détaille les limites technologiques qu’il pose dans sa propre vie privée.
L’idée c’est qu’un objet « smart », connecté, est toujours vulnérable. S’il est relié à internet : on peut le repérer et s’il possède un système d’exploitation, on pourra le pirater. C’est un principe de base en cybersécurité : la surface d’attaque s’élargit avec chaque nouvel appareil connecté.
Je possède inévitablement un smartphone, une box internet et une smart TV à mon domicile (difficile de faire autrement en 2025), mais : ma TV n’a pas de caméra, j’ai masqué la cam de mon PC, je n’ai pas d’enceinte connectée et d’une façon générale, ma maison qui date des années 50 est « hors domotique » ; enfin et j’ai bannis les caméras de surveillance chinoises connectées avec un mot de passe d’usine impossible à changer, car rivé au firmware.
Dans mes romans, je pousse souvent ce scénario à l’extrême : que se passe-t-il quand votre maison connectée se retourne contre vous ? Quand votre propre habitat devient votre geôlier ? C’est de la fiction, mais les briques technologiques existent déjà
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Le roman comme outil au service des institutions


Votre roman Sauve-la a reçu un prix décerné par l’ANSSI. Est-ce que l’institutionnel commence à comprendre l’utilité de la fiction pour parler des enjeux numériques ?

Forge observe une montée en reconnaissance de la fiction dans les sphères officielles, comme vecteur de pédagogie et d’alerte.

Oui, je le crois, et pas seulement de loin : parler de cyber aujourd’hui, ce n’est plus évoquer une dystopie futuriste réservée aux initiés ou aux fans de science-fiction. C’est parler de nos vies quotidiennes, où chaque clic laisse une trace. Nous sommes tous des maillons d’une toile qui nous dépasse et nous traverse : utilisateurs, témoins, complices malgré nous.
L’idée, à travers des romans, est de montrer que les vraies menaces informatiques proviennent de nos faiblesses humaines. Comme je le dis souvent : mes romans c’est du Simenon avec du Wifi et un smartphone dans la poche !

En créant un prix littéraire dédié aux univers numériques, l’ANSSI reconnaît que la fiction a une force autre : elle raconte, elle fait sentir, elle rend tangible ce qui dans les discours officiels souvent abstrait ou anxiogène. Un peu à l’image de ce que fait le ministère de la Défense au sein de son agence pour l’innovation ; la Red Team Défense assemble auteurs de science-fiction, futurologues, experts militaires et scientifiques pour imaginer des scénarios de rupture ou des menaces inédites.

Un droit numérique en quête de légitimité


Dans vos romans, les technologies posent souvent des questions de libertés individuelles. Est-ce que selon vous, le droit est encore capable de suivre l’évolution numérique ?

Il décrit les lenteurs du droit face à la rapidité technologique, et pointe les zones grises du numérique.

Le droit est réactif par nature : il succède aux usages, aux dérives, aux crises.
Mais aujourd’hui ce retard tant à s’allonger dans un contexte d’hyper-connectivité et de tout numérique. Parmi les problèmes aigus, je vois la question de la mise en œuvre effective du droit à l’effacement ou à l’oubli numérique (presque impossible), celle de la Cybersouveraineté, aussi : le Cloud Act américain permet aux autorités américaines d’exiger d’un fournisseur cloud la transmission de données, y compris situées à l’étranger, ce qui expose un vide juridique du côté européen et français, car il n’existe pas de vraie protection ni de réciprocité encadrée pour les entreprises européennes face à ces demandes d’accès.
Et on ne parle pas de la réglementation au sein du métavers… quid des agressions sexuelles virtuelles (évoquées dans Veritas, fayard noir) via des combinaisons haptiques ? Comment qualifier un viol où l’assaillant manipule des interfaces, des avatars ? Quid de nos données numériques après notre mort ? Pourra-t-on nous faire parler via un chatbot (comme dans Sauve-la, Fayard), tout comme on fait danser un hologramme de Dalida ou d’Elvis Presley ? Dans ce paysage flou, les auteurs peuvent jouer un rôle de lanceurs d’alerte. En montrant ce qui arrive quand un droit en retard se heurte à des mondes où les identités se fragmentent et se déploient, tu exposes les failles et tu forces le lecteur à ressentir ce que la théorie juridique, seule, ne parvient plus à dire.
 

RGPD : un rempart fissuré


Le RGPD est censé protéger nos données. Mais dans vos intrigues la donnée reste une cible. Le droit européen est-il un rempart ou un leurre selon vous ?

Forge reconnaît les avancées du RGPD tout en soulignant ses limites structurelles face aux puissances technologiques.

Le RGPD est bien un rempart. Il a imposé une norme élevée et donné des droits effectifs : accès, rectification, effacement, opposition, portabilité. Il a des effets concrets : des sanctions sont prononcées, y compris contre des géants comme Meta. Pourtant, trop souvent, il faut admettre que ce rempart comporte de sérieuses failles. Les violations de données se multiplient et coûtent de plus en plus cher, preuve que la simple existence d’un cadre ne suffit pas à stopper les ciblages : les données restent des cibles privilégiées, qu’il s’agisse de fuites, de compromissions ou d’exploitation des faiblesses humaines, via la supply chain (attaque sur les mots de passe VPN)…
On a déjà évoqué plus haut le sujet du Cloud Act (40 % des serveurs dans le monde sont aux USA). On croit pouvoir s’appuyer sur le droit, et l’on découvre que le terrain est mouvant...

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Justice et cybercriminalité : une course contre la montre

Dans vos œuvres, la rapidité des innovations technologiques semble dépasser la capacité du droit pénal à encadrer les nouvelles menaces. Est-ce que le système judiciaire français est aujourd’hui suffisamment préparé face à la criminalité ?

Forge reconnaît les progrès récents, notamment avec le COMCyber-MI, tout en notant les lacunes structurelles de notre appareil judiciaire.

Disons que le système judiciaire français a réalisé d’importants progrès ces dernières années. Depuis la fin 2023, la France s’est dotée d’une organisation unifiée, le COMCyber-MI, qui regroupe plus de 15 000 policiers et gendarmes spécialisés dans la cybersécurité. Ce commandement centralisé permet une réponse plus rapide et coordonnée aux incidents. Des opérations majeures contre le crime ont eu lieu, tel Morpheus : le démantèlement d’un vaste réseau de cybercriminels spécialisés dans le ransomware et l’escroquerie en ligne. Plusieurs serveurs situés à l’étranger ont été saisis et une dizaine de personnes arrêtées. La coopération judiciaire internationale donne aussi des résultats avec la destruction de la plateforme chiffrée criminelle Bitzlato, d’origine russophone, qui servait de centre d’échanges de cryptoactifs pour le blanchiment de plusieurs milliards de dollars provenant d’activités criminelles telles que le trafic de stupéfiants ou la pédocriminalité. On pourrait aussi parler de l’infiltration de l’infiltration de Sky ECC par les forces de l’ordre. Cette plateforme de messagerie ultra-chiffrée était adoptée par des réseaux criminels pour coordonner leurs trafics et même des assassinats.
Pourtant, globalement, la France reste en deçà de ses pairs européens en moyens alloués à la justice, avec un sous-effectif criant de juges et de procureurs, ce qui surcharge les bureaux et alimente les retards. La chaîne judiciaire et policière peine à absorber la montée en puissance des atteintes numériques et les cybercriminels, eux, font de la « délinquance cyber à bas coût » un business rentable.

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Veritas, Sauve-la, et Sara sont les oeuvres de Sylvain Forge que CTRLZed vous recommande, imaginer aujourd'hui, c'est se protéger pour demain.

« Veritas » (Fayard, 2024), la dernière œuvre de Sylvain Forge, illustre parfaitement son savoir-faire unique entre thriller haletant et questionnements contemporains. Ce roman explore avec intensité les notions de vérité, de manipulation des données et d’influence numérique dans un monde où la frontière entre réel et virtuel s’efface peu à peu. À travers une intrigue palpitante, Forge interroge notre rapport à l’information, à la surveillance et aux dangers de la désinformation à l’ère digitale.

Que vous soyez passionné par les récits d’enquête technologiques ou simplement curieux des nouvelles menaces numériques, Veritas est un incontournable pour mieux comprendre comment la fiction éclaire souvent les défis de demain.

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Sylvain Forge, auteur primé et expert en cybersécurité, mêle fiction haletante et réalité numérique. À travers ses thrillers, il décrypte les dérives technologiques qui menacent nos libertés individuelles.

L’écriture comme sensibilisation à la cybersécurité

Vous venez de la cybersécurité : est-ce que l’écriture de thrillers est votre manière à vous de faire de la prévention déguisée ?

Sylvain Forge raconte comment son écriture s’est progressivement ancrée dans les enjeux numériques, tout en conservant une dimension profondément humaine.

Mes premiers romans étaient assez « classiques » et n’évoquaient pas du tout le numérique. Ils faisaient plutôt la part belle au suspense (La trace du silure ou Un parfum de soufre) ou au contexte historique — comme l’Occupation dans le Vichy de 1943 avec Le vallon des Parques, le destin des Harkis après la guerre d’Algérie, dans Sous la ville.
C’est progressivement que j’ai commencé à choisir des intrigues où la cybersécurité occupait de plus en plus de place, mais toujours en tant que prétexte pour explorer ce qui nous rend fondamentalement humains. C’est quoi la conscience ? En quoi les robots nous parlent-ils de qui nous sommes ? Mon défi, c’est de trouver cet équilibre délicat entre vraisemblance technologique et profondeur psychologique. La technologie n’est jamais qu’un décor, même sophistiqué ; ce qui m’intéresse, ce sont les failles, les obsessions, les peurs de mes personnages face à ces nouveaux enjeux.
Cela dit, je dois bien reconnaître qu’il y a eu une forme de convergence naturelle. Si en journée je fais de la sensibilisation en entreprise sur les bonnes pratiques d’hygiène informatique, j’ai éprouvé l’envie d’étendre cette approche au grand public. Et pas seulement dans mes livres, mais aussi lors de rencontres dans des médiathèques ou avec des lycéens.
Je n’écris pas des manuels d’informatique déguisés en roman mais de vrais récits où simplement, la technologie est rendue accessible et, je l’espère, palpitante. Et si elle peut éveiller les consciences sur certains risques numériques, alors c’est un bonus, mais ce n’était pas l’intention première. Mon éditeur me demande d’écrire des romans pour distraire, en premier lieu. Mais comme le dit Fayard, on peut être « populaire et exigeant ».

🔗Retrouvez ses romans sur son blog officiel !

Écrivains vs IA : une guerre de récits

Dans un monde où l’IA écrit déjà des scénarios, pensez-vous que les écrivains auront toujours un rôle à jouer dans la fiction ?

Forge évoque une possible bascule, où l’IA concurrencerait bientôt les auteurs humains, tout en affirmant la valeur irremplaçable de l’expérience vécue.

C’est une question redoutable et j’aimerais vous dire que l’esprit humain fera systématiquement la différence avec la machine, mais peut-on en être si sûr ? J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’à mon avis, d’ici 5 ans maximum, des LLM seront capables de produire certains récits qui feront jeu égal avec les auteurs.
Pourquoi ? Pour une raison simple. Les romans « grand public » reposent sur des mécanismes narratifs relativement uniformes, et les réseaux de neurones des IA ont ingéré des centaines de millions d’exemples de ces mêmes récits. Elles savent désormais quand placer un coup de théâtre, comment orchestrer le suspense ou susciter l’émotion, même sans les éprouver elles-mêmes. Hervé le Tellier, prix Goncourt, s’est d’ailleurs confronté à une IA dans un exercice d’écriture en compétition directe : les résultats ont été troublants, la machine rivalisant pratiquement avec lui.
Une IA sera bientôt en mesure de produire un roman « mainstream » parfaitement calibré et même de décrocher quelques prix. Pas un Nobel, pas un Goncourt (pas immédiatement) mais un prix « de l’émotion », du « suspense », ou même du « roman feel-good de l’année ». Ce sera un texte propre et peaufiné par des modèles entraînés sur cette phénoménale quantité d’exemples littéraires de genre. Il accomplira exactement ce qu’il faut, au moment opportun. Il saura quand caresser le lecteur, quand le bousculer…
Ce jour-là, certains dénonceront la supercherie, mais beaucoup liront sans le savoir. Ou sans chercher à savoir. Et beaucoup adoreront, parce que pour une intelligence artificielle, nous autres humains sommes d’une prévisibilité désarmante.
Tout comme il est facile de nous piéger avec des cyber-attaques de type phishing ou spear-phishing, il sera aisé de nous donner à lire ce que nous aimons, comme l’algorithme de recommandation de Netflix nous propose déjà les séries ou des films que nous préférons.
Comme le disait l’Obs : « Si l’IA peut produire, en quelques minutes, des romans meilleurs que les meilleurs d’une rentrée littéraire, à quoi bon mobiliser des écrivains pendant un an et plus, sans parler même de leur rémunération ? (...) Peut-être la profession d’écrivain va-t-elle devenir une activité de niche, leur corporation remplacée rapidement par un régiment d’ingénieurs à prompts dont les meilleurs obtiendront le prix Nobel… »
Mais voilà où je place ma résistance : dans l’authenticité de l’expérience humaine. Une IA peut reproduire les mécanismes du suspense, mais peut-elle vraiment saisir cette angoisse particulière que ressent un responsable informatique à 3 h du matin face à une cyberattaque ? Peut-elle comprendre la culpabilité d’un développeur qui réalise qu’une faille dans son code a permis une surveillance de masse ?
En tant qu’écrivain venant de la cybersécurité, je puise dans mes propres faiblesses, mes questionnements éthiques, mes nuits blanches. Cette expérience, cette psychologie, c’est peut-être là que nous gardons encore un avantage. Mais pour combien de temps ? Je l’ignore. Mais tant que nous vivons, écrivons !

🔗Sylvain Forge échange aussi avec sa communauté sur Facebook.

Vie privée et objets connectés : l’intime sous surveillance



vous mettez souvent en scène des objets connectés devenus dangereux. Qu’est-ce que vous ne connectez jamais chez vous ?

Sylvain Forge détaille les limites technologiques qu’il pose dans sa propre vie privée.
L’idée c’est qu’un objet « smart », connecté, est toujours vulnérable. S’il est relié à internet : on peut le repérer et s’il possède un système d’exploitation, on pourra le pirater. C’est un principe de base en cybersécurité : la surface d’attaque s’élargit avec chaque nouvel appareil connecté.
Je possède inévitablement un smartphone, une box internet et une smart TV à mon domicile (difficile de faire autrement en 2025), mais : ma TV n’a pas de caméra, j’ai masqué la cam de mon PC, je n’ai pas d’enceinte connectée et d’une façon générale, ma maison qui date des années 50 est « hors domotique » ; enfin et j’ai bannis les caméras de surveillance chinoises connectées avec un mot de passe d’usine impossible à changer, car rivé au firmware.
Dans mes romans, je pousse souvent ce scénario à l’extrême : que se passe-t-il quand votre maison connectée se retourne contre vous ? Quand votre propre habitat devient votre geôlier ? C’est de la fiction, mais les briques technologiques existent déjà

Le roman comme outil au service des institutions


Votre roman Sauve-la a reçu un prix décerné par l’ANSSI. Est-ce que l’institutionnel commence à comprendre l’utilité de la fiction pour parler des enjeux numériques ?

Forge observe une montée en reconnaissance de la fiction dans les sphères officielles, comme vecteur de pédagogie et d’alerte.

Oui, je le crois, et pas seulement de loin : parler de cyber aujourd’hui, ce n’est plus évoquer une dystopie futuriste réservée aux initiés ou aux fans de science-fiction. C’est parler de nos vies quotidiennes, où chaque clic laisse une trace. Nous sommes tous des maillons d’une toile qui nous dépasse et nous traverse : utilisateurs, témoins, complices malgré nous.
L’idée, à travers des romans, est de montrer que les vraies menaces informatiques proviennent de nos faiblesses humaines. Comme je le dis souvent : mes romans c’est du Simenon avec du Wifi et un smartphone dans la poche !

En créant un prix littéraire dédié aux univers numériques, l’ANSSI reconnaît que la fiction a une force autre : elle raconte, elle fait sentir, elle rend tangible ce qui dans les discours officiels souvent abstrait ou anxiogène. Un peu à l’image de ce que fait le ministère de la Défense au sein de son agence pour l’innovation ; la Red Team Défense assemble auteurs de science-fiction, futurologues, experts militaires et scientifiques pour imaginer des scénarios de rupture ou des menaces inédites.

Un droit numérique en quête de légitimité


Dans vos romans, les technologies posent souvent des questions de libertés individuelles. Est-ce que selon vous, le droit est encore capable de suivre l’évolution numérique ?

Il décrit les lenteurs du droit face à la rapidité technologique, et pointe les zones grises du numérique.

Le droit est réactif par nature : il succède aux usages, aux dérives, aux crises.
Mais aujourd’hui ce retard tant à s’allonger dans un contexte d’hyper-connectivité et de tout numérique. Parmi les problèmes aigus, je vois la question de la mise en œuvre effective du droit à l’effacement ou à l’oubli numérique (presque impossible), celle de la Cybersouveraineté, aussi : le Cloud Act américain permet aux autorités américaines d’exiger d’un fournisseur cloud la transmission de données, y compris situées à l’étranger, ce qui expose un vide juridique du côté européen et français, car il n’existe pas de vraie protection ni de réciprocité encadrée pour les entreprises européennes face à ces demandes d’accès.
Et on ne parle pas de la réglementation au sein du métavers… quid des agressions sexuelles virtuelles (évoquées dans Veritas, fayard noir) via des combinaisons haptiques ? Comment qualifier un viol où l’assaillant manipule des interfaces, des avatars ? Quid de nos données numériques après notre mort ? Pourra-t-on nous faire parler via un chatbot (comme dans Sauve-la, Fayard), tout comme on fait danser un hologramme de Dalida ou d’Elvis Presley ? Dans ce paysage flou, les auteurs peuvent jouer un rôle de lanceurs d’alerte. En montrant ce qui arrive quand un droit en retard se heurte à des mondes où les identités se fragmentent et se déploient, tu exposes les failles et tu forces le lecteur à ressentir ce que la théorie juridique, seule, ne parvient plus à dire.
 

RGPD : un rempart fissuré


Le RGPD est censé protéger nos données. Mais dans vos intrigues la donnée reste une cible. Le droit européen est-il un rempart ou un leurre selon vous ?

Forge reconnaît les avancées du RGPD tout en soulignant ses limites structurelles face aux puissances technologiques.

Le RGPD est bien un rempart. Il a imposé une norme élevée et donné des droits effectifs : accès, rectification, effacement, opposition, portabilité. Il a des effets concrets : des sanctions sont prononcées, y compris contre des géants comme Meta. Pourtant, trop souvent, il faut admettre que ce rempart comporte de sérieuses failles. Les violations de données se multiplient et coûtent de plus en plus cher, preuve que la simple existence d’un cadre ne suffit pas à stopper les ciblages : les données restent des cibles privilégiées, qu’il s’agisse de fuites, de compromissions ou d’exploitation des faiblesses humaines, via la supply chain (attaque sur les mots de passe VPN)…
On a déjà évoqué plus haut le sujet du Cloud Act (40 % des serveurs dans le monde sont aux USA). On croit pouvoir s’appuyer sur le droit, et l’on découvre que le terrain est mouvant...

Justice et cybercriminalité : une course contre la montre

Dans vos œuvres, la rapidité des innovations technologiques semble dépasser la capacité du droit pénal à encadrer les nouvelles menaces. Est-ce que le système judiciaire français est aujourd’hui suffisamment préparé face à la criminalité ?

Forge reconnaît les progrès récents, notamment avec le COMCyber-MI, tout en notant les lacunes structurelles de notre appareil judiciaire.

Disons que le système judiciaire français a réalisé d’importants progrès ces dernières années. Depuis la fin 2023, la France s’est dotée d’une organisation unifiée, le COMCyber-MI, qui regroupe plus de 15 000 policiers et gendarmes spécialisés dans la cybersécurité. Ce commandement centralisé permet une réponse plus rapide et coordonnée aux incidents. Des opérations majeures contre le crime ont eu lieu, tel Morpheus : le démantèlement d’un vaste réseau de cybercriminels spécialisés dans le ransomware et l’escroquerie en ligne. Plusieurs serveurs situés à l’étranger ont été saisis et une dizaine de personnes arrêtées. La coopération judiciaire internationale donne aussi des résultats avec la destruction de la plateforme chiffrée criminelle Bitzlato, d’origine russophone, qui servait de centre d’échanges de cryptoactifs pour le blanchiment de plusieurs milliards de dollars provenant d’activités criminelles telles que le trafic de stupéfiants ou la pédocriminalité. On pourrait aussi parler de l’infiltration de l’infiltration de Sky ECC par les forces de l’ordre. Cette plateforme de messagerie ultra-chiffrée était adoptée par des réseaux criminels pour coordonner leurs trafics et même des assassinats.
Pourtant, globalement, la France reste en deçà de ses pairs européens en moyens alloués à la justice, avec un sous-effectif criant de juges et de procureurs, ce qui surcharge les bureaux et alimente les retards. La chaîne judiciaire et policière peine à absorber la montée en puissance des atteintes numériques et les cybercriminels, eux, font de la « délinquance cyber à bas coût » un business rentable.

Veritas, Sauve-la, et Sara sont les oeuvres de Sylvain Forge que CTRLZed vous recommande, imaginer aujourd'hui, c'est se protéger pour demain.

« Veritas » (Fayard, 2024), la dernière œuvre de Sylvain Forge, illustre parfaitement son savoir-faire unique entre thriller haletant et questionnements contemporains. Ce roman explore avec intensité les notions de vérité, de manipulation des données et d’influence numérique dans un monde où la frontière entre réel et virtuel s’efface peu à peu. À travers une intrigue palpitante, Forge interroge notre rapport à l’information, à la surveillance et aux dangers de la désinformation à l’ère digitale.

Que vous soyez passionné par les récits d’enquête technologiques ou simplement curieux des nouvelles menaces numériques, Veritas est un incontournable pour mieux comprendre comment la fiction éclaire souvent les défis de demain.

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